PESTICIDES ET POISSONS : DÉMÊLER LE VRAI DU FAUX
A l’approche de la votation du 13 juin sur les deux initiatives visant à proscrire complètement l’usage de pesticides de synthèse en Suisse, le débat se durcit et, souvent, verse dans l’émotionnel.
Texte de Sami Zaïbi
Tandis que la Fédération suisse de pêche (FSP) et la Société vaudoise des pêcheurs en rivière (SVPR) se sont positionnées en faveur des deux objets, l’hésitation est encore de mise chez beaucoup de pêcheurs rencontrés au bord de l’eau. Certains en sont convaincus, les pesticides n’ont aucun impact sur les poissons, d’autres voient dans les produits phytosanitaires la raison principale du déclin des salmonidés dans les rivières helvétiques, alors que les truites ont reculé de 50 % dans les rivières du plateau depuis vingt ans. Que dit la science ? Le point sur l’état actuel des connaissances.
Les petits ruisseaux sont les plus touchés
Ayant une moindre capacité de dilution des substances chimiques, les rivières à faible débit sont celles où les plus fortes concentrations de pesticides de synthèse sont constatées, en particulier celles de plaine, souvent situées en zone agricole. Certes la loi prévoit une bordure tampon, sur laquelle tout épandage de pesticides est interdit, d’une largeur de six mètres entre les cours et plans d’eau et les champs. Mais même lorsque cette précaution est rigoureusement appliquée, les pesticides chimiques ruissellent en surface et percolent dans le sous-sol pour finalement atteindre l’eau. Ce n’est que ces dernières années que, grâce à de nouvelles techniques de relevé et la multiplication des études, l’on prend la vraie mesure de la concentration des pesticides dans nos cours d’eau. Ainsi, l’EAWAG, l’Institut fédéral de recherche sur l’eau basé à Lucerne et faisant référence dans le domaine, estime que 13 000 kilomètres de ruisseaux sont exposés à des concentrations critiques de pesticides, soit presque un tiers de la longueur cumulée de tous les ruisseaux suisses. Mieux cibler l’utilisation de pesticides permet de réduire les concentrations de substances retrouvées dans les cours d’eau, mais cela ne suffit pas. C’est ce qu’une expérience pilote menée sur le Boiron de Morges, dans le canton de Vaud, a prouvé. Depuis une vingtaine d’années, cette petite rivière bucolique aux rives naturelles fait l’objet d’un suivi intensif, qui en fait le bassin versant le plus étudié de Suisse. Moyennant des compensations financières, les agriculteurs exploitant les terrains adjacents au cours d’eau ont réduit leur utilisation de pesticides et développé des installations permettant de limiter le ruissellement. Grâce à ces précautions, les quantités de pesticides mesurées ont diminué, mais lors du dernier relevé, en 2020, la concentration de plusieurs produits phytosanitaires restait problématique.
Les pesticides ne tuent pas (directement) les truites…
Les pesticides se retrouvent donc en trop grande concentration dans les ruisseaux. Mais est-ce si grave pour les poissons ? Répondre à cette question n’est pas évident, car ceux-ci sont exposés à de nombreuses substances potentiellement toxiques, telles que les rejets de STEP (notamment les médicaments), les rejets industriels ou encore les engrais, il est donc difficile d’isoler l’effet des seuls pesticides sur les poissons dans leur habitat naturel. Cependant, il apparaît que les salmonidés (truites et ombres) sont plus sensibles aux pollutions chimiques que les autres espèces. Si les effets des pesticides sur les poissons ont été jusqu’ici sous-évalués, c’est également parce qu’ils ne sont pas coupables des pics de mortalité, quand des dizaines de poissons morts flottent le ventre à l’air. Ce genre de pollution critique est dans la majorité des cas imputable au purin, aux résidus industriels ou aux rejets des eaux domestiques. Ce manque de connaissances est en partie comblé depuis quelques mois, quand le chercheur de l’Université de Berne Helmut Segner a élevé neuf cents truites dans un bassin contenant de faibles concentrations de pesticides, semblables à celles constatées dans les cours d’eau suisses. Les premiers résultats de son étude, qui sera publiée dans son intégralité en juillet, sont parlants : les truites ne meurent pas directement, mais sont plus maigres et plus faibles que celles non exposées aux produits phytosanitaires dilués. A cause de ces effets dits « sublétaux », les truites voient leurs chances de passer l’hiver se réduire considérablement. L’effet des pesticides est donc sournois, car il n’est pas aussi visible et choquant que les pics de mortalité dus à des pollutions ponctuelles, mais il est néfaste à terme. Comme souvent, c’est la combinaison avec d’autres substances (STEP et médicaments, rejets industriels, engrais, etc.) et facteurs (bétonnement du fond, absence d’ombragement, présence de la maladie rénale proliférative) que les chercheurs soupçonnent d’être létale.
… mais ils tuent leur nourriture
Si l’impact direct des pesticides sur les poissons est encore peu documenté, celui sur la macrofaune benthique, ces larves, gammares et autres insectes grouillant au fond des rivières, essentiels à la chaîne alimentaire aquatique, est lui bien étudié. En 2012, 2015 et 2017, des campagnes de relevés menées par l’EAWAG sur cinq cours d’eau de petite et moyenne importance du plateau ont montré des concentrations inquiétantes de produits phytosanitaires dans les sédiments du fond, là où vivent les macroinvertébrés. Ces substances les affectent particulièrement, du moins certaines espèces. En effet, certaines espèces supportent mieux l’exposition accrue aux pesticides et ont tendance à proliférer au détriment des autres, ce qui réduit la biodiversité. Bien que chaque année de nouvelles substances problématiques soient proscrites, des produits hautement toxiques pour la macrofaune benthique sont encore autorisés. L’ennemi public numéro un est désormais la classe des pyréthrinoïdes, présents dans des insecticides notamment utilisés pour les cultures de colza et de betteraves. Les rivières sont les premières concernées, mais de récentes études suggèrent que le fond des lacs est lui aussi pollué par ces substances qui mettent jusqu’à plusieurs dizaines d’années pour se dégrader.