LE COUP DE POUCE AUX OMBLES DU LÉMAN
Les différents acteurs de la pêche lémanique favorisent depuis plus de dix ans la reproduction de l’omble chevalier grâce à une collaboration intercantonale et transfrontalière exemplaire. L’avenir de ce salmonidé emblématique, apprécié par les pêcheurs et les gastronomes, est ainsi assuré.
Texte et photos de Vincent Gillioz
L’omble chevalier du Léman ne doit sa survie, ou tout au moins sa relative abondance, qu’à l’intervention humaine, n’en déplaise aux partisans de l’utopie du « laisser-faire la nature ». Ce poisson emblématique de nos régions était en effet en déclin dans les années quatre-vingts, pour différentes raisons, jusqu’à ce que les gestionnaires et acteurs du terrain prennent son avenir en main, et mettent en place une stratégie de repeuplement et de revitalisation des frayères qui maintienne sa population à un niveau satisfaisant.
Recréer le milieu
L’omble chevalier, poisson migrateur par excellence, se retrouve sur les aires de frai, appelées omblières, au mois de novembre pour se reproduire. Problème, les aires naturelles évoluent, se comblent, parfois disparaissent lorsque les rivières ne charrient plus les graviers sur les sites de ponte, raison pour laquelle des sites propices à la reproduction ont été aménagés, en Valais devant Saint-Gingolph, et dans le canton de Vaud, notamment à Veraye-Chillon. Les ombles se reproduisent entre novembre et janvier, lorsque la température de l’eau s’abaisse sous les 7° C. Les zones de frayères sont très localisées, il s’agit d’éboulis de cailloux et de galets situés entre 50 et 120 m de profondeur, idéalement autour de 80 m. Des sites propices ont été aménagés avec des galets afin de garantir des conditions qui incitent les poissons à venir y pondre leurs œufs. Sur place, les mâles préparent d’abord le terrain en balayant le substrat qui recouvre la future zone de dépose des œufs. Les femelles viennent alors y pondre entre deux mille et quatre mille œufs par kilo de leur propre poids, avant que les mâles reviennent pour les féconder. Une femelle peut pondre quatre à cinq fois au cours de sa vie. L’éclosion des œufs n’est possible que dans une eau très bien oxygénée.
Prélever au bon moment
Malgré l’aménagement de biotopes appropriés, le pourcentage d’éclosion après ponte reste toujours assez faible. Divers facteurs environnementaux en lien avec les changements climatiques, le brassage des eaux du lac, la prédation, la concurrence entre les reproducteurs, etc. expliquent ce fait. Pour cette raison, en collaboration avec les pêcheurs professionnels, les services cantonaux organisent des prélèvements au moment de la ponte, afin de capturer les reproducteurs, de féconder les œufs, et de les faire éclore en pisciculture, où le taux d’éclosion est proche de 100 %. Les alevins peuvent ensuite être remis à l’eau et garantir un empoissonnement qualitatif et quantitatif.
L’opération est menée en collaboration avec les pêcheurs professionnels vaudois et valaisans, accompagnés par les gardes-pêche pour la partie suisse du lac, et par leurs homologues français pour l’autre partie du lac. La manipulation des poissons est délicate, de même que celle des précieux œufs. Didier Lugon-Moulin, garde-faune spécialisé dans la pêche et responsable du projet pour le Valais, participe à toutes les pêches des reproducteurs depuis la mise en place de la mesure. En compensation de leur engagement, les pêcheurs peuvent conserver le fruit de la pêche, une fois les œufs prélevés. « C’est une opération très rentable du point de vue du repeuplement, explique Didier Lugon-Moulin. Sous la supervision du groupe de travail scientifique du Léman, mandat de la Commission consultative internationale, une étude a été réalisée avec marquage à l’alizarine, qui laisse des traces sur l’otolithe (os crânien). En faisant une observation microscopique des poissons prélevés, on peut ainsi retrouver ceux qui sont issus du projet. Les chercheurs ont pu observer que 80 % des poissons pêchés par les amateurs étaient marqués.»
Passage en France
L’opération est coordonnée entre Vaud et Valais, afin que les prélèvements des géniteurs soient réalisés le même jour. Trois ou quatre pêches sont organisées chaque année, à partir du 15 novembre. Une fois les œufs récupérés et fécondés dans des containers appropriés, les gardes valaisans et vaudois se retrouvent, et le fruit du travail réalisé dans les barques de pêche est amené à la pisciculture de Thonon. Il faudra huitante jours pour l’éclosion, et deux cent cinquante avant de remettre des alevins d’environ un centimètre à l’eau. Un peu plus de six cents poissons sont pêchés sur les omblières chaque année, soit le quota autorisé de trois pêcheurs amateurs. En juillet, près de trois cent mille poissons sont remis à l’eau. Il faudra encore quatre ans pour que les poissons arrivent à la taille légale de capture, et profitent aux pêcheurs.
Poursuivre le travail
Les omblières remplissent ainsi parfaitement leur fonction, mais avec les courants et les mouvements des sédiments en profondeur, elles se comblent avec le temps, et il conviendrait idéalement de les compléter environ tous les trois ans. Celle de Saint-Gingolph est en phase de recevoir un nouveau chaland de gravier. Les 130 m3 de galets, calibrés de 30 à 50 mm, qui doivent être déversés à l’endroit précis de l’omblière, coûtent 13 000 francs. Vu l’efficacité de la mesure, le budget, qui peut être subventionné à 40 % par l’OFEV, et complété par le canton et un fonds de renaturation, est plus que raisonnable. La remise en état du site de Veraye-Chillon a permis d’augmenter de 80 % les captures. « Idéalement, il faudrait se limiter à travailler sur le maintien du biotope, précise encore Didier Lugon-Moulin, mais pour l’heure, ce n’est pas suffisant, et nous continuons à faire cet apport semi-artificiel de poissons. C’est une bonne solution, relativement peu coûteuse, et les poissons remis dans le milieu sont toujours issus de souches sauvages.»
Carte d’identité
De la famille des salmonidés comme la truite et la féra, l’omble chevalier descend directement de l’omble de l’Arctique. Ce lointain cousin, qui continue de migrer chaque été dans les eaux plus riches de l’océan, aurait colonisé notre lac à l’époque glaciaire. Lorsque le glacier du Rhône s’est retiré, laissant place à une vaste étendue d’eau, ce poisson marin migrateur s’est retrouvé piégé en eau douce dans ce qui allait devenir le Léman.
Le mâle atteint sa maturité sexuelle entre 2 et 3 ans tandis que la femelle attend d’avoir entre 3 et 4 ans pour être féconde. À 5 ans, les ombles du Léman mesurent en moyenne une quarantaine de centimètres et pèsent environ 700 g. Au même âge, ceux du lac de Constance (entre Allemagne et Suisse) n’affichent pas plus de 200 g sur la balance. Les plus grands spécimens atteignent 80 cm pour un poids de 6 kg. La saison de reproduction va de novembre à janvier et pour l’incubation des œufs, une température de 2 à 7° C maximum est nécessaire. C’est pourquoi les zones de reproduction (omblières) se trouvent en profondeur, en présence de courants importants et sur des fonds de graviers fins et propres.
A quand peut-on espérer quelques alevins de corégones dans les gouilles du Valais, au Rosel et aux Iles de Sion, qui ont des conditions favorables pour s’épanouir (profondeur, température et eau propre) ? Qui peut faire ça pour donner une chance à ces salmonidés dans ces régions? Je suis volontaire pour aider si ça se fait.