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REGULATION CONTRE LAISSER-FAIRE

REGULATION CONTRE LAISSER-FAIRE
Deux conceptions de gestion de la nature s’affrontent régulièrement : celle des pouvoirs publics et chasseurs d’une part ; celle des écologistes européens d’autre part. Confrontation.

Texte et photos d’Eric Joly

La vie de l’animal doit-elle être sacralisée ? C’est le débat du jour, celui qui enflamme les esprits et agite l’opinion. Pour les écologistes antispécistes, il n’y a aucune différence entre l’homme et l’animal et donc tuer un animal est inadmissible. Cette sacralisation n’est pas défendue par les pouvoirs publics, pour des raisons économiques évidentes mais aussi par la nécessité de rétablir dans la nature des équilibres indispensables. On le voit, par exemple, dans la gestion des populations de sangliers qui sont devenues incontrôlables et dans celle des cervidés. En France, l’Office national des forêts (ONF) a demandé récemment aux chasseurs d’être plus raisonnables, c’est-à-dire d’augmenter leurs prélèvements dans les forêts domaniales. 

Ligne dure influente

Mais la plupart des organisations écologiques prospèrent sur une ligne dure qui est celle du respect absolu de la vie animale. Nous parlons des écologistes européens en général et français en particulier. Les Américains, les Canadiens et les Québécois n’ont pas la même approche. Ils gèrent la nature du mieux possible et si, pour respecter les équilibres, il faut abattre des animaux, ils le font sans état d’âme. À Yellowstone, parc américain emblématique, quand en 2023 les populations de bisons ont explosé, les gestionnaires ont autorisé les chasseurs indiens qui opèrent à la périphérie à en prélever mille cent. En 2021, on avait éliminé douze bisons dans le parc du Grand Canyon. Au Québec, un biologiste du Cap Tourmente peut compter les oies blanches pendant la semaine et aller les chasser le week-end… impensable en Europe.

En France, la régulation des ragondin, sanglier, corneille, renard, grande bernache du Canada soulève des protestations. Le « plan loup » suscite lui aussi une vive critique des associations spécialisées. Celles-ci considèrent que la nature est reine, que l’homme ne doit pas intervenir et qu’il faut laisser les équilibres s’instaurer spontanément. 

Compte tenu de cet état d’esprit, confier la gestion d’une réserve à une association écologique comporte-t-il des risques pour la biodiversité ?

Lexemple du Banc dArguin en France

Nous avons un exemple récent. La SEPANSO (Société pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-ouest) est responsable, en France, de la Réserve du Banc d’Arguin (plus de 4000 ha). Située en Gironde, à l’entrée du Bassin d’Arcachon, elle a été créée, en 1972, notamment pour protéger l’immense colonie de sternes caugeks, un gracieux laridé* qui chaque année venait y nicher. Quatre mille couples ! La plus grande colonie d’Europe, un joyau ornithologique. Tout se passa bien au début mais, en 2019, quelques goélands et un ou deux couples de milans noirs commencèrent à attaquer les œufs et les poussins. Que faire ? On pouvait éliminer la poignée de coupables mais la SEPENSO a refusé.

Pour tenter de comprendre leur mentalité, je me suis rendu cet été sur le Banc d’Arguin. La réserve était, ce jour-là, gardée par une jeune femme, une bénévole. Comme je m’interrogeais sur le laisser-faire qui conduisit à la disparition de huit mille sternes, elle me dit : « Pour nous l’animal est sacré. Nous n’intervenons pas.» Elle me précisa qu’elle est même opposée à la régulation des sangliers et que « la nature se débrouille très bien sans l’homme ».  Et elle conclut notre entretien sur le sable par ces mots : « Mais nous attendons les sternes, nous leur demandons de revenir…» Oui, vous avez bien lu : « nous leur demandons de revenir ». 

Que s’est-il passé exactement ?

 

À quinze reprises, les sternes ont tenté de nicher

Au moment où ces gracieux oiseaux blancs sont apparus, les responsables de la SEPANSO ciblaient un prédateur : l’homme. 

Dans une plaquette de présentation, ils écrivaient : « En 1966, une colonie d’un millier de couples de sternes caugeks a essayé pour la première fois de nicher sur le Banc d’Arguin, mais ces dernières ont été victimes de la malveillance de certains plaisanciers qui ont utilisé les œufs comme projectiles à s’envoyer à la figure.» Si deux ou trois imbéciles ont pu mal agir, on ne voit pas comment ce comportement, tout à fait marginal, aurait pu menacer la colonie. Dans ce commentaire perce d’ailleurs l’hostilité à l’espèce humaine de nos écologistes. Quoi qu’il en soit, la colonie s’est installée, et a prospéré. Chaque été, des dizaines de curieux allaient observer les sternes revenues d’Afrique et assister à l’éclosion des couvées, un spectacle exceptionnel ! 

Prédation fatale

On admirait dans le ciel ces milliers d’oiseaux blancs papillonnant au-dessus du sable et de l’eau ! Et tous ces poussins piaillant en attendant le retour de la génitrice, le bec barré d’une athérine (un petit poisson local) ou d’un lançon. Ensuite et pendant tout l’été, les sternes animaient le rivage, virevoltant le long de la plage et plongeant en piqué sur le fretin en poussant ce cri éraillé qui les caractérise.

Tout aurait dû filer droit. Après tout, c’est d’abord pour les sternes qu’on avait créé la réserve ! La SEPANSO était la gardienne de ce trésor vivant. On avait mis l’homme à l’écart pour que la reproduction se déroule dans les meilleures conditions.

Mais ce que les écologistes ne nous pardonnent pas, ils l’acceptent des prédateurs. Quand, en 2019, un couple de milans noirs et une dizaine de goélands ont commencé à détruire les œufs et les poussins, ils ont regardé ailleurs. Les responsables l’écrivent d’ailleurs sans détour en parlant non de « prédation », mais « d’interaction » : « Les tentatives d’installation ont duré entre 24 h et 48 h en se répétant à l’identique : de 100 à 500 couples commençaient à s’installer ; puis, sous l’effet de la prédation des œufs occasionnée par des goélands et le stress / dérangement occasionné, l’emplacement choisi était abandonné le jour même ou le lendemain. En 2019, tous les cas de prédation à l’origine des désertions des sternes caugeks n’ont pas pu être observés. Ceux qui l’ont été ont témoigné qu’une dizaine de goélands, parfois moins, étaient suffisants pour faire échouer les tentatives d’installation ». Quant au milan noir, « il s’attaque aussi bien aux œufs qu’aux poussins avec une préférence pour les poussins. Sur la RNN du Banc d’Arguin, la prédation du milan noir serait le fait de quelques individus spécialisés, un ou deux couples, dont l’aire se situerait à proximité de la réserve, probablement dans la forêt usagère de la Teste de Buch.»

Les responsables de la SEPANSO le précisent : « Les sternes ont tenté de nicher successivement une quinzaine de fois.» On avait donc largement le temps d’éliminer les quelques agresseurs. 

Vision idéologique, contre vision pragmatique

Houspillée constamment, l’immense colonie a jeté l’éponge. Elle est partie. La réserve n’abrite plus aujourd’hui qu’une bande de courlis cendrés, des goélands et des huitriers pie. Ce qui faisait sa magie a disparu. Huit mille oiseaux en moins, cela fait un sacré vide ! Une dizaine de prédateurs a suffi à ruiner un trésor ornithologique. 

Cet exemple montre la différence radicale de point de vue. Régulation pour les uns, laisser-faire pour les autres. On notera que les pouvoirs publics, quand ils sont maîtres de l’affaire, choisissent la première solution, en Europe comme ailleurs dans le monde. Les Australiens ont employé les grands moyens pour juguler l’invasion du lapin. Dans tous les pays européens on tente de freiner la prolifération du ragondin. Le loup, lui aussi, peut être régulé. Il existe encore dans plusieurs pays, en France notamment, une « liste d’espèces susceptibles de provoquer des dégâts » (les anciens « nuisibles »). Mais celle-ci est sans cesse mise en cause par des organisations écologiques. Il est très probable que le renard (surabondant) soit prochainement rayé de la liste chez nos voisins.

La conception des écologistes est simple : l’homme est une espèce animale comme une autre et aucune priorité ne peut lui être accordée. Aujourd’hui, dans les grandes villes, la lutte contre le rat est même dénoncée par certaines associations, toujours en fonction du même principe. D’ailleurs on aura noté que cette philosophie touche maintenant le grand public. Quand on lit la presse généraliste, plus de « femelles » ni de « petits », rien que des « mamans » et des « bébés », des frères humains par conséquent. Les faits – qui sont têtus comme on le sait – obligeront-ils un jour les associations à réviser leur jugement ? On l’ignore, mais, en attendant, la radicalité fait son chemin.

 

* La famille des laridés regroupe les mouettes, les goélands et les sternes

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