LA MÉMOIRE DES MOUCHES SUISSES
Rolf Frischknecht collectionne les plus anciennes mouches inventées en Suisse, dont certaines ont conquis le monde. Rencontre avec le gardien d’un patrimoine insoupçonné.
Texte et photos de Sami Zaïbi
En ce vendredi de décembre, dans le jardin enneigé de Rolf Frischknecht, près de Laupen, dans le canton de Berne, quelques canards barbotent paisiblement dans une petite flaque. Rien d’exceptionnel aux yeux du profane. Mais à leur taille légèrement supérieure à celle de leurs cousins les colverts, et à leur posture plus redressée, l’initié aura reconnu les canards du Jura, une espèce domestiquée de la région prisée des monteurs de mouches.
Car si cet aimable vétérinaire retraité a été jusque dans le Jura pour les acheter, et leur a aménagé un petit enclos abrité confortable, ce n’est pas par pure zoophilie, et encore moins pour leurs œufs, mais pour une douzaine de plumes qui poussent sur une minuscule zone au bas de leur dos, autour de la glande uropygienne, où le canard prélève une graisse hydrophobe qui assure l’imperméabilité de son plumage. Grâce à cette graisse, ces quelques plumes flottent naturellement à la surface de l’eau. C’est le fameux « CDC » des moucheurs, pour « cul de canard », qu’ils utilisent pour monter leurs mouches sèches, ces imitations d’insectes dont les truites se nourrissent au printemps et l’été.
Sauf que Rolf Frischknecht n’est pas un simple monteur de mouches appliqué, il est le véritable Père Goriot de la pêche à la mouche en Suisse, le gardien de son histoire. On s’en rend compte dès les premiers pas dans sa rustique maison familiale : les murs sont couverts de vieilles descriptions de mouches et la table à manger croule sous du matériel de montage du siècle passé. Mais c’est en bas, à la cave, que se trouve la caverne d’Ali Baba : une pièce pleine, du sol au plafond, de matériel de montage antique, de cannes en bambou refendu et de moulinets d’un autre temps, qui ferait pâlir d’envie n’importe quel pêcheur à la mouche.
Là, le collectionneur extirpe, du fond d’une caisse planquée, une espèce de vieux grimoire à la couverture craquelée et aux pages jaunies. Il s’agit du catalogue original de Charles Bickel, le premier monteur de mouches en Suisse. Ouvrant précautionneusement l’ouvrage, Rolf Frischknecht montre avec révérence et préciosité les mouches exposées, en parfait état malgré leur âge – les plus vieilles ont été confectionnées au début des années 1920. A côté de chaque mouche, dont certaines sont encore montées avec un bas de ligne d’époque, une description manuscrite à l’encre noire.4
L’histoire d’un succès tardif
En tournant les pages avec d’infinies précautions, Rolf Frischknecht raconte la genèse de la pêche à la mouche en terres helvètes. « Au début du siècle dernier, la pêche à la mouche se popularise en Angleterre et se répand en Europe. En Suisse, Charles Bickel est un des premiers à en monter, à Vallorbe. Dans un premier temps, il imite largement les mouches anglaises, qui sont fabriquées avec des plumes de cou de coq. Puis il teste toutes sortes de plumes et fabrique, par tâtonnements, les premières mouches en CDC. Du moins à mon sens, car cette parenté est encore discutée chez les pêcheurs.» Les mouches en CDC s’avèrent particulièrement efficaces sur les truites, grâce à leur couleur naturelle mais aussi à leur ondulation dans l’eau.
Fort de son succès grandissant, Charles Bickel quitte alors son emploi dans une fabrique de limes et fonde les Mouches de Vallorbe, qui deviennent une institution, et vendent des mouches adaptées aux conditions locales dans toute la Suisse. Dans le catalogue, que Bickel trimbale dans toute la Suisse pour démarcher de potentiels clients, on trouve des séries « Saint-Gall » ou « Genève ». Dans le même temps, dans le jura, Maximilien Joset fabrique des mouches sensiblement pareilles, dont le fameux « moustique du Jura », une mythique mouche jaune bien connue des adeptes du coin.
Pour répondre à la demande grandissante, les deux pionniers embauchent des femmes pour monter les mouches et en vendent des milliers à travers le pays. Mais durant les années 1970, la main d’œuvre devient trop onéreuse pour rester rentable et la fabrication industrielle de mouches en Suisse romande cesse. Mais le CDC, jusque-là resté un secret bien gardé, ne meurt heureusement pas avec les entreprises de Bickel et Joset. Un pêcheur français, Henri Bresson, découvre le CDC et ses propriétés exceptionnelles, qui permettent de prendre des truites qui ne répondent plus aux mouches classiques, et décide de l’exporter. Dans les rivières d’Europe puis d’Amérique, il fait fureur. C’est ainsi qu’à la fin du siècle dernier, le CDC a conquis les pêcheurs d’abord français, puis du monde entier. Mais la fabrication, elle, est délocalisée, d’abord en Asie puis maintenant en Afrique.
Conserver un trésor inestimable
Après avoir raconté l’histoire du vieux grimoire qu’il tient entre ses mains, Rolf Frischknecht montre le reste de sa collection. Il possède pas moins de trois mille mouches historiques avec leur description, qu’il conserve avec du tabac, lequel absorbe l’humidité excédentaire et la rend quand il fait sec. Mais ce n’est pas tout : le collectionneur possède également des dizaines de cartons de matériel de montage d’époque, du fil de soie aux hameçons, en passant par des pinces à heckles des années 1940, bricolées artisanalement par les pêcheurs eux-mêmes car l’importation avait cessé à cause de la guerre.
Le plus fou, c’est que selon notre collectionneur, qui passe sa retraite à pêcher les nombreuses rivières du canton de Berne, ces mouches prennent encore du poisson, « et plus que les mouches modernes ». Il raconte une session sur le Doubs, lors de laquelle un pêcheur tchèque à la pointe de la technologie a regardé avec condescendance ses vieilles mouches et lui a assuré qu’il ne prendrait rien avec. Ils font alors un concours, chacun sur une rive, pêchant les mêmes postes tour à tour. Le Tchèque ne prend rien, lui trois poissons. Il lui lance : « Tu sais, à l’époque, les mouches étaient faites pour pêcher des poissons, pas des pêcheurs ! »
Sa collection, Rolf Frischknecht l’a achetée à plusieurs successeurs des monteurs historiques, à Vallorbe, à Courfaivre ou à Bâle. « Matériellement, ces mouches valent 3.95 francs, mais leur valeur historique est inestimable », s’extasie le collectionneur, qui souhaite plus que tout pérenniser la mémoire de ce patrimoine. « Il y a une vraie culture suisse du montage, mais pour la conserver, il faut la maintenir vivante. Il faut que les gens pêchent encore avec ! » C’est pourquoi le Bernois monte ces mouches historiques, intégralement avec du matériel d’époque, et les vend sur son site swissflies.ch. Il est également en discussion avec d’autres pêcheurs bernois qui veulent créer un musée suisse de la pêche, pour lui léguer sa fabuleuse collection de mouches et s’assurer que celle-ci lui survive. Avant notre départ, il ne pourra pas s’empêcher de remettre entre nos mains un antique moustique du Jura… pour qu’il aille voler sous d’autres cieux.