1894, BATTUE AUX LOUPS DANS LE JURA VAUDOIS
Il fut un temps où l’Etat ordonnait des battues pour se débarrasser du prédateur.
Retour sur une histoire d’un autre siècle.
Texte et illustrations de Bernard Reymond, garde-chasse du canton de Vaud à la retraite
Pendant ma carrière professionnelle, déjà, j’ai collectionné tout ce qui me tombait sous la main à propos de Canis lupus. J’ai bénéficié de nombreux documents transmis par des vieux chasseurs grâce à qui je peux rédiger ce texte.
Les derniers loups
Voici les dernières mentions de loups abattus dans notre canton,
selon mes propres archives. Dans les Alpes, un loup de forte taille est tué le 17 février 1854, hameau de Châtel/Bex.
Dans le Jura, un loup est tiré le 6 décembre 1841, sous La Roche, montagne de Gimel. Une louve est tirée en février 1842, à la Côte Malherbe, Saint-Georges. Un loup de forte taille est encore tiré le 3 avril 1842, montagne de Bassins. Quatre petits loups sont tués le 21 mai 1849, par des citoyens de Montricher.
En plaine, un loup est tué le 12 décembre 1849 près de la Tuilerie de Buchillon. Une femelle et ses petits sont tués en 1855 par un citoyen d’Agiez, au lieu-dit « La Pierre aux Loups ».
Comme on peut le constater, l’espèce a été éradiquée entre 1840 et 1855. Du fait de la raréfaction du grand gibier, favorisée par une chasse démocratique trop libre, les grands prédateurs se sont rabattus, de plus en plus, sur le bétail qui paissait, beaucoup à l’époque, en forêt. Les conflits étaient inévitables avec l’homme et on peut comprendre la détresse d’un petit agriculteur avec la perte catastrophique d’un bovin, d’une chèvre ou d’un ovin. Les autorités ont encouragé la destruction des grands carnassiers avec la délivrance de primes. Il est certain, d’après des récits savoureux, que le ou les chasseurs qui avaient réussi l’exploit étaient honorés et fêtés comme les champions d’aujourd’hui. Enfin, l’usage du poison a certainement contribué à cette élimination.
Loups ou chiens errants ?
Les journaux Diana d’août et de septembre 1894 nous donnent un excellent récit d’une grande action ordonnée par les Autorités dans les mêmes lieux qu’aujourd’hui, où ce même loup est revenu.
Du Mont-Tendre à la Dôle, on signale la disparition de nombreux moutons. Au Creux-de-la-Dôle, petite montagne louée à un berger qui y fait paître un grand troupeau de moutons, plusieurs bêtes ont disparu. Deux carcasses décharnées ont été retrouvées à proximité de l’alpage. Deux autres moutons blessés ont pu être guéris, l’un a été retrouvé sur les rochers de la Dôle et l’autre dans un fourré ; tous deux portaient sous le cou des marques de crocs de forte dimension. Le berger est convaincu que le ravisseur ne peut être qu’un loup ; les immenses empreintes de pattes armées de griffes, remarquées près de la citerne, confirmeraient ces suppositions. Les gardes-frontières et les gendarmes pensent au contraire que ce sont des chiens français de très grande taille, décimant depuis plusieurs années le gibier des montagnes, qui s’acharnent ainsi après les troupeaux de moutons. Quoi qu’il en soit, une surveillance sévère s’impose.
Aujourd’hui, les pièges-photos et les analyses ADN ont bien simplifié le travail d’investigation.
Le Conseil d’Etat vaudois ordonne une battue générale
«Les quatre cents chasseurs étaient divisés en trois groupes, avec rendez-vous général au Marchairuz pour midi.» Les hommes du district de Nyon, sous les ordres de M. Tecon, ont parcouru l’itinéraire: Le Vaud, Marchissy, Saint-Georges,
la montagne de La Bassine et celle de la Perraudaz, Marchairuz.» Le groupe de la Vallée, commandé par M. Léon Capt, est parti du Brassus à 7 heures pour L’Orient-de-l’Orbe, Les Bioux, le Bois à Ban, le Mont-Tendre, Marchairuz. La troupe d’Aubonne enfin, sous les ordres de M. Louis Decollogny, premier-lieutenant de carabiniers, avait rendez-vous à Mollens et a exploré le Creux du Nid, le Pré de Mollens, Druchaux, le Grand et le Petit Cunay. La rencontre a eu lieu à midi, à l’endroit convenu. Les hommes de la Vallée ont annoncé que trois d’entre eux avaient aperçu sur le Pré d’Aubonne, filant comme une flèche dans un fourré, un loup de grande taille. Les trois chasseurs marchaient de front avec un intervalle de 100 mètres. Celui du centre parvint à un champ entouré de fil de fer. Au moment précis où il franchissait la clôture, il aperçut l’animal, voulut mettre en joue, mais par malheur son Remington resta pris dans le treillis. Les deux autres chasseurs n’étaient pas à portée, et en une seconde le loup avait disparu. Cette nouvelle est vivement commentée ; les chasseurs tiennent conseil et décident de battre encore une fois la contrée, après avoir pris une heure et demie de repos. On se réconforte, puis une chaîne de cinquante hommes sillonne en tous sens le Mont de Bière. De nombreuses empreintes et des excréments y font reconnaître le passage de plusieurs loups de tailles différentes. Pendant ce temps, le reste de la troupe parcourt sans résultat la contrée située en dessous. De l’avis des chasseurs, si l’on a affaire à une louve avec ses petits, il est probable qu’une nouvelle battue sera couronnée de succès. En cas contraire, il faudra attendre la première neige. A signaler l’accident arrivé au gendarme de Bière qui, voulant examiner le revolver d’un des chasseurs, a fait partir un coup et a eu l’index gauche traversé par une balle. Son état est sans gravité. Ajoutons que quelques jours avant la battue, une chèvre attachée à un piquet a été exposée durant une nuit sur le Mont de Bière. Un gendarme et plusieurs citoyens étaient postés à l’affût. Leur attente a été vaine. Depuis cette battue, les carnassiers ont continué leurs méfaits et l’on a signalé quarante et un nouveaux moutons égorgés. Espérons que l’on pourra prochainement débarrasser le pays de ce fléau qui avait complètement disparu depuis quarante ou cinquante ans.
Quels enseignements à tirer de ce vieux récit ?
Ce récit est intéressant. On voit que cette affaire a été prise très au sérieux avec la mobilisation de quatre cents chasseurs. Un gros déploiement de force et des gran-
des étendues ont été «brassées», certainement au prix de gros efforts. Indubitablement, ces gens-là avaient du muscle et de la volonté. Ils auraient certainement apprécié les 4×4 et les téléphones portables d’aujourd’hui ! Enfin, la mauvaise manipulation avec une arme n’a pas été le fait d’un chasseur énervé ou imprudent, mais d’un gendarme…
Le chiffre de quarante et un moutons égorgés est impressionnant. On espère que les loups d’aujourd’hui dont la nourriture abondante est assurée en cerfs, sangliers et chevreuils, laisseront autant que possible les animaux de rente tranquilles. Et plus que jamais, il faut compter sur la vigilance et la pugnacité des chiens de protection.
Mais qui sait? Peut-être qu’un jour, le Conseil d’Etat remobilisera les chasseurs pour «une monstre battue» ?